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Sujets : centre de rétention • Sans-papiers • Semira Adamu
[En annexe de la page consacrée sur ce site au livre « Les barbelés de la honte », j’ai eu envie de récupérer ici quelques-uns des articles et éditoriaux que j’ai écrits en faveur des sans-papiers. Le premier date de juin 1997 : je venais d’être confronté pour la première fois à la réalité des centres de rétention. Le dernier, publié en 2002, compte parmi les derniers articles que j’ai écrits avant que l’écÅ“urement ne me pousse à tourner définitivement la page du journalisme.]
SEMIRA ADAMUÂ : EN FINIR ET OUBLIER ?
Il y a surtout une question qui me taraude au moment d’entamer un énième article relatant les suites de l’assassinat légal de Semira Adamu : est-ce que ça a un sens de revenir encore sur l’argument quand tout semble récupéré, mâché, évacué depuis longtemps par toutes les machines des sociétés policière, juridique, politique ou civile ? Est-ce que ça a quelque pertinence encore – ou quelque allure – de persister à beugler avec les visqueux, les donneurs de leçons, les opportunistes, quand chacun a fait son opinion ou son beurre de cette affaire ?
Aussi, peut-être que les mots ne rendent plus rien. Que nous reste-t-il ? Le silence ? Celui des révoltés que l’on prétend plus assourdissant que celui des résignés. Le silence : non comme un acquiescement, non comme une absence. Mais comme une présence lourde, opiniâtre. Oui, mais : le silence, déjà  ? Et si on essayait le vacarme, au contraire ? Une ultime gueulante, indistincte et vigoureuse. C’est avec ce dernier mot d’ordre que le Collectif contre les Expulsions rassemblait ses sympathisants, ce lundi 18 mars, devant le Palais de Justice de Bruxelles.
Ce lundi 18 mars, en effet, la chambre du conseil de Bruxelles examinait la plainte déposée contre sept gendarmes, membres ou responsables de l’escorte meurtrière de Semira, le 22 septembre 1998. Le Collectif se manifestait donc. À coups de casseroles, de grelots, de sifflets. La justice, quant à elle, susurrait. Tranquille. Un procès à huis clos. Ne tient-on pas les coupables ? Quelques gendarmes, aujourd’hui membres de la nouvelle police unique : leur présence au moment des événements les identifient très clairement comme responsables. Mais qui y croit ? Arrogante, leur hiérarchie n’avait pas même pris la peine jusque-là de les suspendre de leurs fonctions.
Il faudra y croire pourtant. Une jeune fille est morte, étouffée comme un chiot dans un sac. Une jeune fille est morte sans avoir même eu la possibilité de pousser un cri. Et, même si cela se passait au siècle dernier, il faudra bien désigner, juger, sanctionner les coupables.
Il faudra surtout montrer à l’opinion que la justice – décriée sur tous les tons ces dernières années – demeure bien l’ultime protagoniste crédible de cette affaire. Premier postulat : la mort de Semira Adamu n’est pas un accident, mais un meurtre. Les milliers de personnes assistant à ses funérailles, les médias, l’opinion publique écÅ“urée l’ont assez répété. Second postulat : on tient la preuve filmée du délit, il suffit donc de prononcer la sentence adéquate à l’encontre des meurtriers.
La preuve filmée ? La gendarmerie en effet a l’habitude de filmer les procédures d’expulsions. Une cassette vidéo existe donc. Des esprits chagrins ont pu prétendre, à l’époque des faits, que ladite cassette avait été victime de quelque malencontreux incident bureaucratique. Mais la voilà qui s’agite désormais au premier plan de cette affaire. Benoît Dejemeppe, le procureur du Roi à Bruxelles, la visionne parmi les premiers et se déclare « profondément horrifié ». Le juge Guido Bellemans, prend la décision de la montrer intégralement lors de l’audience du 18 mars. Profitant du traditionnel « vent favorable », le contenu de la cassette atterrit même, sous forme de procès-verbal, à la rédaction de la Dernière-Heure[i], quelques jours avant l’ouverture du procès.
Le document est aussi pénible que l’on pouvait le supposer. Semira chantonne. Les gendarmes plaisantent entre eux. Semira se tait. Ils s’envoient des vannes encore. Elle a cessé de vivre. La D.H. titre : « les onze dernières minutes de Semira Adamu ». Un compte-rendu atroce, qui choque une fois de plus l’opinion publique et lui permet de conclure, avec le rédacteur de la D.H., à l’indéniable culpabilité des gendarmes.
Mais tout est dit, alors ? Facile et convaincant ! Un dernier doute pourtant. Livrer en pâture à l’opinion une série de coupables taillés sur mesure ne revient-il pas à disculper en amont toute la machine d’expulsion ? Car derrière l’atrocité trop explicite du document, personne ne relèvera plus le fait que les inculpés ne font qu’accomplir une procédure rodée depuis longtemps. Une procédure dûment cautionnée par les autorités politiques et dont n’importe qui peut – s’il le souhaite – retracer les détails en consultant les archives du Moniteur.
Personne ne relèvera donc plus l’aspect routinier des gestes accomplis par les gendarmes. Plaisantent-ils ? Comme n’importe quel travailleur devant n’importe quelle tâche accomplie cent fois. Et tout est routine. Semira se débat ? Routine. Semira a déféqué. Routine ! On a prévu déjà des vêtements de rechange. Laissez-la respirer ! leur répète un collègue. Bien sûr ! Aucun problème ! Elle respire très profondément, répond l’un des futurs inculpés. Mais elle glisse ? Encore un truc pour échapper à la procédure d’expulsion. On a l’habitude. L’essentiel, c’est que les autres passagers de l’avion ne s’aperçoivent pas de la scène.
Mardi 26 mars, la chambre du conseil a statué : cinq gendarmes seront bel et bien jugés pour « coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. » Il s’agit des trois membres de l’escorte, ainsi que d’un adjudant et d’un capitaine également présents dans l’avion. On conçoit bien que la famille, les proches de Semira attendent une condamnation. Mais pour nous – qui vivons, bougeons, ramons dans cette zone – une sentence à l’égard des gendarmes ne peut nous satisfaire.
Que nous rapporte leur condamnation ? Voici les responsables. Voici leur nom, leurs états de service. Voici les méchants qui puent. Génial ! Et tous les autres ? demandera-t-on encore. Ceux qui ont imaginé, voté et entamé le processus qui devait mener à la mort de Semira et qui, loin de renier ce processus, l’appliquent encore au moment où j’écris ces lignes ? Blanchis par abstention. Puisqu’on vous dit qu’on tient les méchants !
Au lendemain de la mort de Semira, la démission du ministre de l’Intérieur, Louis Tobback, aussi avait paru une victoire. N’était-il pas le véritable instigateur des lois d’expulsion qui portent le nom de son disciple et successeur Vande Lanotte ? Tobback s’était bien démené un peu avant de jouer son rôle de fusible, rejetant même la responsabilité de la résistance et du décès Semira sur le Collectif, ces agitateurs, adeptes de sédition et de chimères. Tobback s’en allait, mais avec la morgue qui caractérise toute sa carrière politique. Responsable ? À aucun prix. Tobback partait en assumant, mais avec orgueil et condescendance, les « bavures » de ses gendarmes. Une manière subtile de leur attribuer en négatif toute la responsabilité de ladite bavure, de réduire enfin toute l’affaire aux dimensions d’un malheureux fait divers.
Tobback donc ne figurera pas davantage sur le banc des accusés que sur celui des témoins. Mais avec les véritables responsables de la mort de Semira, les grands absents de cette affaire seront assurément les demandeurs d’asile.
Manquait-on de certitude ? En voici : ce procès ne sera en aucun cas le procès de l’espoir pour les sans-papiers. Qui s’est jamais soucié de Semira vivante ? On lui refusa l’asile, mais on lui fit des funérailles officielles. Aujourd’hui, on sanctionne ses accompagnateurs, mais en aucun cas sa mort ne servira d’exemple. D’un ministre à l’autre, d’une législature à l’autre, les lois d’expulsions demeurent, dans toute leur aberration. Les camps de rétentions demeurent. Une honte. Une humiliation. Pour ceux que l’on y enferme et pour ceux qui sont incapables de l’empêcher. Mais qui s’en soucie réellement ?
Durant la semaine qui séparait la comparution des gendarmes et leur renvoi en correctionnel, 19 membres du Collectif contre les expulsions – poursuivis notamment pour rébellion avec violence, destruction de clôture, aide à évasion de détenus – passaient à leur tour devant la chambre du conseil. Un procès aussi routinier que possible, nous confiait un des inculpés. Un ajournement. Peut-être que les autorités judiciaires ont réalisé tardivement ce que la collusion de ces deux procédures – celle intentée contre les gendarmes, celle intentée contre le collectif – avait de grossier.
Au cours de cette même semaine, un homme mourrait encore au Centre fermé de Steenokkerzeel. Peu importe dans quelle circonstance ! Un homme mourrait encore, te dis-je ! Près de quatre années après Semira, les centres fermés de Flandre, de Wallonie ne désemplissent pas. La sécurité y a été renforcée, on y meurt encore et les députés écolos ne sont pas plus foutus d’y pénétrer.
En somme, il ne reste plus qu’à édifier quelques pandores locaux en leur appliquant la sanction dûment mesurée que quatre militants et trois journalistes attendent encore de leur voir appliquer. Et, après les gendarmes, il reste encore à sanctionner les militants. Il ne s’agit plus que de marchander les culpabilités. D’emballer tout ça dans n’importe quel cadre légal. Et cette fois, c’est sûr : tout sera bel et bien consommé. Tout se taira enfin.
Ou non ?
Publié dans C4 nº95/96, mai/juin 2002.
[i] La Dernière Heure, 6 février 2002.